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vendredi 10 janvier 2014

Mémoire, histoire : France télécom


Courriel envoyé : le mercredi 6 octobre 2010
Objet : mémoire, histoire


(Fafnir chanta :)
« Un heaume de terreur
Je portais contre les fils des hommes
Quand je gisais sur le trésor ;
Plus fort à moi seul
Je me croyais, que tous,
Insoucieux du nombre de mes ennemis »

(Sigurd chanta :)
« Le heaume de terreur
Ne protège personne
Quand il faut en fureur frapper ;
Alors se révèle
Quand vient foule nombreuse
Que nul n’est à lui seul le plus fort. »

(Fafnir chanta :)
« Je soufflais du venin
Quand gisais sur l’héritage
Immense de mon père. »

(Sigurd chanta :)
« Ô puissant serpent !
Tu fis grands crachements
Et sifflas d’un rude cœur ;
Haine monte d’autant
Parmi les fils des hommes
Quand on a ce heaume en tête. »

(Extrait de l'Edda poétique)



Comme, récemment, une doctorante (allocataire de recherche, siouplè), me reprochait, dans le tram, d'être "complètement en-dehors de la réalité" (et de me citer, dans la réalité, les sigles "AERES", le principe "bibliométrie", etc), je me permets ici d'évoquer une réalité, qui fut construite par des humains pour déshumaniser un monde.

J'ai mes raisons, de refuser, résolument, de m'insérer dans certaines réalités.

Je me souviens ... 

... des minitel 1 gratuits, et de la cheffe qui me dit, comme tous les matins : "tournez ces cartons, je ne veux pas que les clients les voient trop".
Comme tous les matins, exprès, dans le magasin, j'avais mis les minitel 1 bien en vue.
Vu l'heure de passage de la cheffe, pas très matinale, l'ensemble des usager.e.s avait eu le temps d'être ainsi informé que le minitel gratuit était toujours là.
Usager.e.s, pas client.e.s.

Client.e.s : nouvelle prose de la direction
Depuis Michel Bon
Qui confond
Merchandising à Carrouf
Et PTT.

Je me souviens de ces collègues, accoudées à mon guichet (le guichet du magasin). Elles, les "commerciales". Moi, la magasinière.
La magasinière regarde les commerciales zélées. Sens du service public niveau zéro.
Voire, on est dans les sous sols.

Un vieux (non, désolée, je ne dirai pas "un senior" : un vieux, c'est un vieux, comme un chat est un chat, basta), malentendant, vient échanger son téléphone, qui ne marche plus, après des années et des années de bons et loyaux services.
"Non monsieur, on ne fait plus les modèles comme ça."
Le dispositif, ingénieux, qui convertit la sonnerie vocale en signal visuel, bien flash, était pourtant au top. Adapté sur le téléphone S63, modèle aussi inusable qu'une vieille peugeot. Vous savez, ces téléphones en gros plastique, que vous avez certainement eu durant les années 1980, avec chacun leur écouteur, certains encore à clavier rond, d'autres, les premiers, à clavier à touches. En dessous, était marqué "propriété de l'Etat". Et puis si vous ouvriez avec un tournevis (comme j'ai eu le temps de le faire au magasin, sur ceux qui revenaient), les deux gros gongs qui faisaient la maouss sonnerie. C'était du temps où le téléphone faisait "DRRINNNG ! DRRINNNG !".



Bon, eh bien ceux là, en 1994, lorsque j'étais en CDD, lorsqu'ils revenaient, on les jetait.
Enfin, sauf ceux que j'ai chourés bien sûr, émue du gâchis ...

Les collègues sont en train d'expliquer au vieux le nouveau dispositif, adapté sur un téléphone neuf et moderne (en plastique tout léger, je me tais mais faudrait pas le faire tomber par terre, celui-là ... c pa du costo).
Ce n'est plus un gros signal visuel, mais "un amplificateur de sonnerie".
Le vieux est tout décontenancé : "mais je n'entends pas, pourquoi vous n'avez pas de signal visuel ?". Elles finissent par lui vendre leur sauce. Bon pour les objectifs de vente. Bon. Nickel.
Elles sont toutes contentes.
Et moi, je suis chargée d'emballer le vieux téléphone et son dispositif inadaptable sur les nouveaux modèles, dans un sac plastique fermé, puis de jeter le tout sur les autres, dans la cage. Celle-là, de cage, ira à la poubelle ...





Le vieux aussi, peut-être ?
On le remplacera par un senior.

Avant, ces téléphones étaient remis en circuit, une fois restaurés.
Ils étaient restaurés dans des CAT, ces centres qui emploient exclusivement des "handicapé.e.s". Et les paient comment pour ce travail remarquable et sans défaut ?
Mais maintenant, même plus besoin de CAT : on jette, et les modèles, et les CAT.

C'est aussi l'époque où de premières petites restructurations apparaissent.

Je me souviens de l'histoire du standardiste aveugle.
Suppression du poste de travail. "Où on va le mettre ?".
Le poste était adapté. Maintenant, c'est le collègue aveugle, qui ne l'est plus.
Je me souviens, au fil des années, au fil de mes contrats d'été, de cette boîte qui se transforme : "cap 98". 1998, année prévue de la privatisation.
De journée d'action en journée d'action, rien à faire, cap 98 tient bon.

C'est que l'expérience est une première, inédite à ce jour, voie ouverte à bien d'autres : france télécom sera la première administration employant des fonctionnaires (et par centaines de milliers !) à être entièrement transformée en société anonyme, bref, en entreprise privée.

"Cap 98", c'est ce passage d'une boîte avec son rythme de travail tranquille et ses quelques coups de bourre, à des cadences de plus en plus infernales, des horaires de plus en plus décalés.
C'est ce moniteur d'une colo des PTT où j'étais, gamine, que je retrouve là, à un bureau, en 1997, au milieu de nos tas de chèques à saisir par informatique.
Le même tas de chèques par jour : trop gros. Les chèques des gens résiliés qui paient leurs dettes pour qu'on leur réouvre leur ligne. Saisir le chèque, c'est réouvrir la ligne.
Mais immanquablement, je fais plein d'erreurs de saisie : quand j'ai à y revenir, je me rends compte qu'ici ou là, j'ai saisi le montant du chèque à la place de son numéro, et vice versa. Qu'importe. La ligne est rétablie. Tant pis.



Je me souviens ... ma mère avant mon premier contrat : "puis pour faire la saisie, il vaut mieux prendre ton temps que faire des erreurs et tout avoir à refaire. Les chefs n'aiment pas qu'on ait tout à refaire". Maman, maintenant, les chefs n'aiment plus rien. Sauf voir la pile de chèques qui diminue.
Le moniteur de la colo de mon enfance : "mais ? C'est Sophie ?! Tu te souviens de la colo en Bretagne ?". Ah oui, celle-là, ça va, je m'en souviens, le directeur était un con. "T'étais toujours collée à mes basques". Ah, ça, non, je ne me souvenais pas ...




Mais maintenant, je me souviens que le moniteur de la colo bretonne, ce mois-là, a fait un jour de grève, comme tout le service, contre les nouveaux horaires d'accueil téléphonique : fermeture à 20h.
Leur chef, c'était le chef de centre qui avait fait mettre ma mère au placard, puis l'avait fait sortir de la boîte, quelques années auparavant.
C'était le chef de centre dans le centre duquel je n'avais jamais eu de contrats d'été, parce que j'étais la fille de ma mère.
Un nouveau, jeune génération, bien dans le vent. Un vrai requin.
Sauf qu'en 1996, j'avais été râler auprès du directeur régional avec le syndicat, pour des babioles susceptibles de me rapporter du salaire, et que le syndicat avait dit : "attention hein, l'an prochain, pas de discrimination suite à cette rencontre !".
L'an prochain, 1997, fut l'unique année où j'eus plusieurs propositions de contrats d'été, et même celle-là, près de chez moi, avec le connard qui avait mis ma mère au placard, comme chef de centre.
J'étais bien contente qu'il ait été forcé de signer mon CDD. Bien fait.
Il a du adorer le syndicat, après.



Le jour de grève, les collègues titulaires ont été dans son bureau et l'ont un peu asticoté.
Lui, comme c'était un vrai jeune requin, ne s'est pas laissé démonter.
Le lendemain, comme de jeunes collègues titulaires me racontaient l'entrevue, je leur faisais : "ah ouais, il vous a fait la technique du disque rayé, quoi".
Puis je leur ai expliqué que c'était dans des bouquins, des techniques de commercial, et celle-là pour se débarasser des gens.
Les collègues : "il y a des livres là-dessus ????". Eh oui.




  
 









Je me souviens du moniteur de la colo de quand j'étais gamine, commentant ses nouveaux horaires : "quand tu rentres à 20h, la soirée, elle est finie, t'es déjà demain, et demain, t'es déjà là, même si tu commences plus tard".
La boîte, elle te bouffe la vie.

Puis je me souviens, les années d'après, avoir appris ...


... EO2, la première restructuration d'ampleur, entre 1997 et 1998.
Il était pourtant bien, sympa, avec une ambiance conviviale, et il tournait bien, ce service technique où j'avais bossé en 1995.
Disloqué par EO2.
Un nid à syndicalistes, ce service ... disloquer les noyaux durs. Les collectifs de travail qui tiennent la route, mais où l'on est fier.e.s d'employer encore le mot "usager.e" et non "client.e".
Cet autre service, où j'ai bossé en 1996, étrangement, malgré sa mauvaise ambiance, le stress important de ses agents, le retard énorme pris dans le traitement des dossiers, n'a pas été disloqué, lui.
Son taux de grévistes les jours d'action, était bien moindre, il faut le dire.

Puis je me souviens encore, les années suivantes, lorsque je croisais Pierrot (du service disloqué) dans les manifs : "alors la boîte, comment ça va ?".


"Oh, ben on m'a mis dans un placard" (suite à la dislocation du service, dont il était un des syndicalistes les plus méritoires).

Puis : "oh, ben la boîte se débarrasse des canards boiteux".

Au fil des manifs, au fil des rencontres, au fil des années, jusqu'à cette année, c'était devenu ainsi, le seul commentaire émergé du silence : "la boîte se débarasse des canards boîteux", dit sur le ton de la badinerie. Comme si c'était l'ordinaire et normal.
Silence que je perçois de plomb et qui m'effraie, m'en dit trop long sur le malheur derrière.

Je croise toujours Pierrot dans les manifs. Heureusement, à France Télécom, tout le monde ne se suicide pas.
Je me souviens de ses affiches pour Mumia Abu Jamal sur le panneau syndical : pour lui, le syndicalisme, c'était un peu plus vaste que le syndicalisme. Même, parfois, j'avais du mal à faire le lien ... mais c'était bien, aussi.




Aujourd'hui, le silence s'effrite. S'effrite seulement.
Allez, spéciale dédicace à Michel Bon, qui le vaut bien.
Tel Attila le Hum
Là où il passe
Le téléphone trépasse.



"Cinq cases pour trente employés", dans le monde :



"LEMONDE.FR | 01.10.10 | 07h41  •  Mis à jour le 01.10.10 | 13h44

Une descente aux enfers. C'est ainsi que Vincent Talaouit, 38 ans, a vécu ses six dernières années comme cadre chez France Télécom. S'il est loin d'être un cas isolé, il a bien failli y passer. Dans un livre édifiant, intitulé Ils ont failli me tuer(Flammarion), cet ingénieur témoigne des pressions psychologiques, au départ insidieuses, puis totalement assumées et démesurées, qu'il a subies de la part de sa hiérarchie.

Son histoire commence en 1996, lorsqu'il est embauché à la sortie d'une école d'ingénieurs par une filiale de France Télécom. Le brillant diplômé grimpe rapidement les échelons, est recruté en 2000 par France Télécom Mobile, avant de rejoindre deux ans plus tard le centre d'innovation du groupe. Les projets de recherche et développement qu'il se voit confier le passionnent. Il ne compte pas ses heures, au point de négliger sa vie privée – et de voir sa compagne le quitter.




CINQ CASES POUR TRENTE EMPLOYÉS

Tout bascule en 2004, avec l'arrivée d'un nouveau directeur technique au centre d'innovation, qui brise son ascension, ses espoirs, jusqu'à sa vie. "Le processus d'anéantissement s'est déroulé en trois étapes : déstabilisation, isolement et destruction", raconte Vincent Talaouit. La déstabilisation a duré deux ans. Chaque semaine, le directeur conviait son équipe à une réunion hebdomadaire pour présenter un nouvel organigramme d'un genre un peu particulier. "Dans le cadre d'une réorganisation des services, il nous montrait sur quels projets étaient affectés les membres de l'équipe mais sans indiquer leurs noms. Or, les organigrammes ne contenaient que cinq cases alors que nous étions trente dans le service. Nous nous demandions constamment qui allait sauter", précise l'ingénieur.
L'objectif poursuivi était clair : répondre aux engagements de l'ancien PDG, Didier Lombard, de pousser hors de l'entreprise 22 000 personnes entre 2004 et 2007, à défaut de pouvoir mettre en œuvre un plan social dans un groupe où 70 % des 100 000 salariés ont un statut de fonctionnaire. La technique fonctionne puisque vingt-cinq personnes finissent par quitter d'elles-mêmes l'équipe. Vincent Talaouit reste.

DE L'ISOLEMENT À LA DESTRUCTION

Débute alors l'isolement. En deux ans, l'ingénieur recevra pas moins de quarante lettres recommandées de la direction des ressources humaines lui indiquant qu'il n'avait plus d'emploi et devait en trouver un autre. "Je ne comprenais pas puisque je continuais à travailler avec mon équipe sur mes projets de recherche et développement et à toucher ma paye tous les mois, mon contrat de travail restant inchangé", poursuit-il. Il doit aussi participer à un stage de "reformatage du disque dur", selon l'intitulé choisi par sa hiérarchie, pour l'accompagner dans la mutation, et se voit convoqué à une vingtaine d'entretiens avec une DRH lui enjoignant de "cesser d'être dans le déni" et de "faire le deuil" de son poste.
La suppression de son poste finit par survenir. Du jour au lendemain, le directeur de Vincent Talaouit lui adresse un courrier lui ordonnant de cesser ses partenariats avec les laboratoires étrangers, pourtant au cœur de son activité. "Il ne m'a pas proposé un autre poste. Je l'ai questionné sur cette situation pour le moins absurde dans une quinzaine de lettres, en vain. Et je ne pouvais le contacter directement puisque nous le voyions seulement par visio-conférence, lors de réunions collectives."Pendant de longs mois, le cadre traverse tous les jours l'open-space, sous le regard de ses collègues, pour s'installer à un bureau où il n'a plus de travail.
Enfin, 2007 est l'année de la destruction. L'entreprise organise un déménagement pour regrouper ses salariés sur son site d'Issy-les-Moulineaux, en banlieue parisienne. Les affaires de Vincent Talaouit sont transférées, comme celles de ses collègues. Mais lorsqu'il se présente à son nouveau bureau, on lui apprend qu'il "ne fait pas partie du personnel" : "Pendant quatre mois, je me suis tous les jours rendu à mon ancien bureau – que l'on me demandait de quitter pour cause de travaux –, à mon nouveau – d'où l'on me refoulait –, et au siège du groupe – pour plaider ma cause sans succès." Vincent Talaouit prévient alors l'inspection du travail, qui se joint à sa cause et porte plainte contre France Télécom.


SOUTIEN PSYCHOLOGIQUE

Ce maigre succès ne sera pas suffisant. La pression aura raison du cadre, qui enchaîne les arrêts maladie. Au quatrième congé en trois mois, son médecin l'oblige à consulter une psychiatre. "A raison d'un à deux rendez-vous par semaine, et un traitement à base d'anti-dépresseurs, d'anxiolytiques et de somnifères, j'ai évité le suicide. Je ne suis pas passé loin", confie-t-il. Depuis décembre 2007, Vincent Talaouit, toujours suivi et sous traitement, n'a pas repris le travail. Il n'a aucune idée de son avenir. Si ce n'est attendre les résultats des quatre procédures judiciaires qu'il a entamées à l'encontre de son employeur.


"Le pire, c'est qu'on m'a proposé de participer à ces méthodes de management", avoue-t-il. En 2007, il est en effet sélectionné, avec quatre mille autres cadres, pour faire partie des top-managers chargés d'appliquer les différents plans de réorganisation de l'entreprise, parmi lesquels le programme "It's time to move" ("Il est temps de bouger") prévoyant que les cadres changent de poste ou de zone géographique tous les trois ans. On lui apprend les différentes méthodes pour pousser les salariés à bout."Je ne peux m'empêcher de songer alors à ce que je subis parallèlement : beaucoup de ceux qui sont au-dessus de moi me crucifient tous les jours, écrit-il. Le disque tourne encore dans ma tête : 'Pourquoi vous ne partez pas ?' C'est cela qu'on attend de moi ? Que je fasse vivre à mon tour un enfer à des collaborateurs afin qu'ils choisissent d'eux-mêmes de partir ?" Vincent Talaouit ne deviendra donc pas manager. Au prix de sa santé.

Audrey Garric"




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