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dimanche 7 décembre 2014

Le "vivre ensemble" au travail, et sa trahison...

« Alors que les directions d’entreprise persistent à ne voir que des drames individuels, le psychiatre Christophe Dejours souligne le rôle délétère des organisations du travail qui ont déstructuré le « vivre ensemble ».
Comment en vient-on à tolérer l’intolérable, le sort des chômeurs, des nouveaux pauvres, mais aussi des conditions de travail qui mettent en danger notre santé mentale ? », c’est la question qui sert de fil conducteur aux travaux de Christophe Dejours.

Un fil conducteur qui m’intéresse. Comment en vient-on à tolérer des situations intolérables, sur son lieu de travail ?

(...)






Courriel envoyé le Samedi 9 octobre 2010 1h32
Ajouts au groupe : dejours@cnam.frmolinier@cnam.fr

 

Bonsoir,

Ce soir, nous accueillons Christophe Dejours et Pascale Molinier.

Ils travaillent tous deux au CNAM, en psychodynamique du travail, un nom long et d’aspect compliqué mais en fait c’est très simple.

J’ai déjà un peu présenté Pascale Molinier en son absence, donc je n’y reviens pas. Je ne la cite par ailleurs pas ce soir, mais c’est parce que c’est dans la conclusion qu’elle est citée.

Eh oui, il y a une conclusion un jour, même si, lecteur, lectrice, ce jour m’est aussi inconnu qu’à toi, qu’à vous, et même, je crois, s’il dépend un peu de vous (juste un – gros - chouilla). Attention, conclusion de cette histoire-là qui se déroule et s’écrit depuis début juillet. Pas fin de l’histoire. Nuance.

Aujourd’hui, en fait, je suis tombée sur un article pas mal, en cherchant les adresses mail de Christophe Dejours et Pascale Molinier.
C’est un article qui parle de réalités qu’on peut vivre, de ci, de là, en ce moment.

 

Hier, [maintenant avant-hier, quoi ... par la faute de la multinationale gmail qui plafonne rapidement le nombre de destinataires d'un courriel] n’était-il pas question ici-même de France Télécom, cette boîte maintenant sinistrement célèbre ?




Bien. Mais nous allons revenir un peu à l’université, tout de même.
 

L’article dit

« Alors que les directions d’entreprise persistent à ne voir que des drames individuels, le psychiatre Christophe Dejours souligne le rôle délétère des organisations du travail qui ont déstructuré le « vivre ensemble ».
Comment en vient-on à tolérer l’intolérable, le sort des chômeurs, des nouveaux pauvres, mais aussi des conditions de travail qui mettent en danger notre santé mentale ? », c’est la question qui sert de fil conducteur aux travaux de Christophe Dejours.

Un fil conducteur qui m’intéresse. Comment en vient-on à tolérer des situations intolérables, sur son lieu de travail ?
Comment en vient-on à tolérer, par exemple la situation décrite tout en bas de ce courriel. Mais aussi d’autres, peut-être moins caricaturales mais tout aussi abjectes, et restées dans le silence et l’indifférence (au lieu de seulement l’indifférence).

Le vivre ensemble au travail et sa déstructuration, cela ne concerne pas les universitaires et l’ensemble des chercheurs.euses, à l’heure où l’on va pouvoir faire du « benchmarking » entre labos grâce aux notes fournies par l’AERES (ouh, ils ont eu C) ?

Le suicide au travail, c’est un peu le stade ultime d’une dégradation du vivre ensemble, nous laisse entendre Christophe Dejours. On n’est pas obligé.e.s d’en arriver là. Néanmoins, ce qu’il décrit peut nous concerner sans en arriver là.

 

 

« Les suicides au travail défrayent la chronique depuis quelques années. S’agit-il vraiment d’un phénomène nouveau ?
Christophe Dejours. C’est un phénomène qui n’existait pas, à ma connaissance, sauf dans un milieu particulier, l’agriculture, qui est à la fois lieu de travail et lieu de vie. Les salariés agricoles étaient la catégorie socioprofessionnelle la plus touchée par le suicide. C’est d’ailleurs intéressant parce que l’une des raisons pour lesquelles les salariés agricoles se suicidaient, c’était l’isolement. Or, c’est le même problème qu’on retrouve aujourd’hui dans les autres sphères de l’activité productive : la solitude.
Ces suicides au travail sont apparus à la fin des années 1990, et depuis ils sont en augmentation, semble-t-il, assez continue. Certes, le travail pouvait être en cause par le passé dans l’apparition d’un certain nombre de suicides. Mais ils ne se passaient jamais sur le lieu de travail. Quand quelqu’un va se pendre dans la forêt, commence une argumentation compliquée sur les raisons qui l’ont conduit au suicide. En revanche, quand quelqu’un va se suicider sur son lieu de travail, il n’y a plus de discussion possible : c’est évident que le travail est en cause. »

Pardon. Le suicide ne nous concerne pas sauf que j’oublie l’hypothèse selon laquelle un doctorant, à Lyon, se serait jeté par la fenêtre car « victime d’une guerre de laboratoires ».


Donc peut-être il nous concerne, peut-être pas. Peut-être que c’est la bonne hypothèse concernant le suicide de ce doctorant, peut-être pas. Il est parti sans rien dire, on ne saura pas.


Le doctorant s’appelait Léo Thiers-Vidal. J’en ai déjà parlé ici durant l’été.




 

Mais Christophe Dejours continue

« On est frappé aujourd’hui par la vague de suicides chez France Télécom. Toutefois, pour vous, ce n’est pas le nombre qui compte, un seul suicide dans une entreprise révèle une situation alarmante.

Christophe Dejours. Une seule mort, c’est déjà une tragédie du point de vue du fonctionnement de l’entreprise. Les suicides ne survenaient pas autrefois sur le lieu de travail. Quand un suicide de ce type se produit, c’est que quelque chose a changé. Ce que cela révèle, c’est une déstructuration en profondeur de tout le tissu social du travail, tout le vivre ensemble dans le travail, sous la forme de l’attention à l’autre, le respect de l’autre, la camaraderie. Les gens sont très nombreux quelquefois, y compris sur un plateau clientèle, dans des open spaces, et en même temps, chacun est seul. Quand quelqu’un commence à présenter des signes de souffrance, de dépression, de tristesse, d’irritabilité, personne ne bouge. Autrefois, vous ne laissiez pas, dans un collectif de travail, un collègue s’enfoncer sans intervenir au bout de deux ou trois jours : « Qu’est-ce qui se passe ? » Il y avait des solidarités très fortes. Les gens se regardaient, se parlaient. La prévention du suicide était faite par tout le monde, les copains, les collègues. Le vivre ensemble, c’est une prévention du suicide. La solitude est un élément déterminant du suicide sur le lieu de travail. »


L'employée de bureau lambda - l'ouvrier.e en bleu de travail n'existe plus, lui.elle, en photos sur internet...pourtant, son isolement n'est pas moindre.

Je me permets une nuance : à France Télécom, pour reprendre cet exemple (quasi-paradigmatique, pour le dire en vocabulaire d’universitaire), on voit bien qu’il n’y a pas seulement eu de la solitude. Il y a eu une intentionnalité de démolition systématique d’un « être ensemble », d’un « mode d’être ensemble » des salarié.e.s. Intentionnalité pilotée par une haine très agressive envers la fonction publique et les valeurs (de service public) portées par ses agents. Michel Bon et ceux qui l’ont commandité détestaient nos valeurs.

Exemple parmi d’autres : j’ai eu des CDD « d’été » car j’étais enfant d’agent. Or, entre 1996 et 1997 environ, cette pratique de recrutement a totalement cessée, d’un coup : l’objectif, selon les ouïes dires rapportés par mes collègues titulaires syndicalistes, était de « changer la culture de l’entreprise ». Les fonctionnaires et les enfants de ces fonctionnaires, il fallait casser cela. Dans ces années, ont été mis en place des plans de départ en préretraite en interne à nous faire saliver aujourd’hui … quand on voit la moyenne d’âge des fonctionnaires de la boîte à l’époque, on comprend bien que cela entrait dans le même objectif, rendu par suite crédible plus qu’un simple ouïe dire : nous, la mémoire et la manière d’être ensemble au travail que nous portions, quelles que soient ses qualités et ses défauts d’ailleurs, il fallait que cela disparaisse. Parce que ce qui était bien, c’était « le commercial », et pas le service public (ni les infrastructures techniques, non commerciales – il est frappant d’entendre qu’aujourd’hui, un manager de FT peut nommer les techniciens les « égoutiers de France Télécom », sans aucun respect d’ailleurs pour les égoutiers, en passant).

Dans l’intentionnalité de démolition de ce mode d’être ensemble, perçu comme mauvais par le groupe social ici représenté par Michel Bon, entraient et entrent, on en a vu un ou deux échantillons, des pratiques nommables comme « harcèlement », « mises au placard », etc.



Mais Christophe Dejours n’a pas passé tout cela à la trappe, puisqu’il ajoute alors

« Quand quelqu’un est pris tout à coup sous le feu d’un harcèlement, de quelqu’un qui commet contre lui des actes manifestement injustes, des discriminations, qui le place dans les postes les plus difficiles, cela n’a rien de nouveau dans le monde du travail. En revanche, ce qui est neuf, c’est que, lorsque vous êtes pris comme cible d’un tel comportement, personne ne bouge. À ce moment-là, vous faites l’expérience de la trahison du collectif. Ce n’est pas une simple solitude, c’est une trahison. »

 

Il fallait le dire, merci Christophe Dejours.

C’est une trahison, et non une simple solitude.
 

Le pire, et au moins une personne hormis moi peut ici en témoigner, c’est quand ses propres camarades en viennent à ne pas bouger, voire à vous délaisser, dans une telle situation.

 

 

Or, tout cela n’a rien d’inéluctable : « lorsqu’on modifie l’organisation du travail selon un certain nombre de principes, curieusement, les gens vont beaucoup mieux. » (Christophe Dejours cite, à l’appui, une intervention réalisée dans ce sens dans une boîte).

 

Mais venons-en à la concurrence, vous savez, ce fait que si nous sommes mis.es en compétition les un.e.s avec les autres, ça va améliorer notre rendement, du.de la doctorant.e au prof émérite, en passant par l’agent de catégorie B d’une administration quelconque.

 

Notamment, les évaluations de l’AERES où l’on peut lire des commentaires visant, de manière à peine masquée, des individus ciblés dans le labo évalué – exemple : « La cohérence (et/ou l’orientation) théorique sur certains thèmes de recherche (le travail, l’urbain) est à améliorer (et/ou revoir) » (on est au MODYS, laboratoire de sociologie lyonnais fusionné depuis l'époque de rédaction initiale de ce courriel, au sein du centre Max Weber).


Ce qui dans le monde de la recherche se traduit par des évaluations chiffrées (pour l’instant, officiellement du moins, par labos), est bien connu ailleurs depuis quelques (ravageuses) années déjà. Soit on y adhère et on s’y fait détruire, soit on se met en recul et on tente de s’en distancer comme c’est possible de le faire, et de lutter contre, à sa mesure.

« Les organisations du travail jouent, selon vous, un rôle essentiel dans la dégradation de la santé mentale. Vous mettez en cause tout particulièrement l’évaluation individuelle des salariés. En quoi est-ce dangereux ?

 

Christophe Dejours. L’élément principal dans les transformations de l’organisation, c’est l’introduction des méthodes d’évaluation individualisée, fondées prétendument sur des bases scientifiques, qui passeraient par une mesure quantitative et objective des performances. Ces méthodes mettent en concurrence les individus entre eux. Si, à l’évaluation, vous ajoutez des sanctions, ne serait-ce qu’une prime, en quelque temps, les gens commencent à avoir des conduites qui cassent le vivre ensemble : concurrence déloyale, coups bas, tuyaux pourris, dénonciation du voisin. (…) L’évaluation individualisée monte les gens les uns contre les autres, elle ne fait pas l’émulation. (…) la méfiance fait son entrée, la déloyauté remplace la loyauté… »

 

Allons, toute ressemblance avec une certaine ambiance, de plus en plus présente à l’université par exemple, ces dernières années. En particulier peut-être, depuis 2008, étrangement. Toute ressemblance serait, vraiment, fortuite.
 

 



 

Et de tout cela, qu’est-ce qu’on fera ?
 

Je dis « on », alors que "vous" avez accepté si facilement que je sois exclue de ce « on » …

 

Comment on en sort ? La recette de Christophe Dejours, couchée là sur le papier, semble si succinte. Mais cela peut-il être moins complexe ? Je ne crois pas.

 

« Il est essentiel, après un suicide au travail [ou lorsqu’une certaine ambiance se fait de plus en plus présente et oppressante], que les salariés prennent la parole, dites-vous. Pourquoi ?

 

Christophe Dejours. C’est à partir de l’expérience que les uns et les autres ont du travail qu’on va pouvoir comprendre quelque chose sur ce qui a conduit au geste suicidaire d’un collègue [ou à une ambiance aussi pourrie]. Pour avoir accès à cette expérience, on ne peut faire autrement que passer par la parole. Mais il ne s’agit pas d’une espèce de catharsis, où les gens parlent, et voilà, ça va mieux. Il s’agit de mettre en place un espace de délibération sur la question du travail qui permet de comprendre ce qui ne va pas dans le travail et débouche sur la possibilité de le transformer. Le simple fait de s’engager dans ce processus modifie le rapport : on reprend la main sur les événements. »

 

Et là, en conclusion, vous allez me dire, oui, d’accord, pour une fois, la doctorante croisée dans le tram, ne pourra plus me reprocher d’être passée à côté du réel nommé « bibliométrie », « AERES » et compagnie.
 

Mais je suis un peu hors sujet par rapport à mon sujet de recherche, en revanche ?

 

Ah oui ?
 

On dirait la voix off qu’essaie de m’coincer, tiens.
Ben voilà ce que je réponds.
Il est pas encore né,
Que la voix off se l’tienne bien pour dit
C’lui qu’arriv’ra à m’coincer.
Et toc.
La voix off, comme le veut la coutume,
Elle est off.

 

Passons à mes travaux, pendant qu’elle se tait.


« Et finalement, les ex de Danielle deviennent pour certain/e/s ses ami/e/s : elle a beaucoup d’ami/e/s, qui sont aussi des confident/e/s important/e/s pour elle.

« Et … le monde parallèle, ça se produit aussi avec les filles, ou c’est différent ?
D-Ben ce qui est différent, c’est que, j’y suis plus beaucoup, en fait. (…) je pense pas que ce soit une question de fille ou de garçon, c’est que j’y suis de moins en moins depuis justement qu’on a vachement discuté avec Fabrice [un de ses ex] »

Ainsi, au-delà des hommes, avec qui les incestées ont souvent appris qu’il fallait « tenir le coup », nous débouchons sur l’importance plus globale de l’entourage affectif des incesté/e/s, et sur les autres aspects de leur vie. Parmi eux, un aspect important également : le travail.


3)      Le rôle du travail


En effet, alors que la plupart des mères étaient mères au foyer (sauf celle de Danielle), leurs filles travaillent.
Or, ce n’est pas parce que les abus incestueux se produisent dans l’espace domestique, qu’ils n’ont aucun impact en-dehors. Au contraire, ici aussi, les incestées peuvent se sentir nulles :

« Lydia-au boulot j’ai, même si les gens me disent que je suis une bonne gardienne, moi je me sens la pire des gardiennes, heum, on a beau me faire des compliments, ben non, pour moi c’est normal, tous les services que je rends c’est normal je suis bonne qu’à ça. (…)
M-Et t’es toujours nulle malgré ça ? (…)

L-Ah oui oui. (…) Là euh, Marc m’a dit ben oui mais tu vois [inaudible] mais regarde les étrennes que t’as eues. Ca prouve bien que les gens t’estiment et … c’est vrai que j’ai eu des belles étrennes quand même. (…) J’ai toujours eu de belles étrennes, mais malgré ça, je me dis c’est pas parce qu’ils m’aiment bien, c’est parce que dans l’année, je leur ai rendu des
services. (…) Et les services que je rends, des fois je vais très loin dans les services hein. (…) et je, je quémande aussi de rendre des services. »

Le travail peut constituer un moyen de choisir sa vie soi, de « mener sa guerre »

« Paulette-La deuxième chose que ça [les viols] m’a fait c’est : il m’est arrivé des trucs affreux, mais mes petites copines juives dont la famille a disparu dans les camps de concentration, ça aussi, ça leur est arrivé, il leur est arrivé quelque chose d’affreux. C’est la guerre. Leur guerre, c’est les camps de concentration, qui ont tué une partie de leur famille. Ma guerre, c’est ce mec-là, eh bien je vais me débrouiller toute seule et je vais construire ma vie. Et, la troisième chose c’est : ma mère ne m’écoute pas, elle ne m’entend pas, elle ne me comprend pas : c’est moi qui déciderai ce que je fais. » (fin de face de cassette).

Pour Paulette, la décision, c’est de faire des études qui lui permettent de partir loin de sa mère et du « magma » tout autour.

« Paulette-quand je bossais pas bien ou quand j’avais pas de bonnes notes, je me disais « ma belle, il faut que tu bosses hein, parce que pour t’en tirer, pour te sortir de tout ce magma, c’est uniquement en travaillant. »

Elle devient enseignante-chercheuse, alors qu’elle est issue de milieu populaire. Elle se croit bien sûr, pour reprendre les mots de Lydia, « la pire des » … enseignant/e/s-chercheurs/euses. Mais ses étudiant/e/s trouvent ses cours remarquables, et à force, il faut bien qu’elle l’entende :

« Moi-Donc finalement, le fait d’être prof de fac et de, d’avoir des étudiants qui te disent « vos cours, ils étaient bien et tout », euh, ça a contribué à diminuer cette dévalorisation ou ?

Paulette-Ah oui, oui. Oui, quand même. C’est à dire que, maintenant, j’oserais plus dire à voix haute que, que je valais rien, que je savais pas de quoi je parlais, parce que j’aurais peur que les gens se fichent de moi.

M-(rire, puis dit sur le ton du clin d’œil :) Mais ça t’arrive de le penser ?

P-Heu, pas tout à fait, mais ça m’arrive de penser que quelques fois euh, j’avais pas tout à fait assez travaillé un aspect du problème.

M-Hmmhmm. Ouais. Des petits restes comme ça.

P-Ouais. Non c’est à dire le côté perfectionniste en fait »

En effet, « Lorsque la qualité de mon travail est reconnue, ce sont aussi mes efforts, mes angoisses, mes doutes, mes déceptions, mes découragements qui prennent sens. Toute cette souffrance n’a donc pas été vaine, elle a non seulement produit une contribution à l’organisation du travail mais elle a fait, en retour, de moi un sujet différent de celui que j’étais avant la reconnaissance. La reconnaissance du travail, voire de l’œuvre, le sujet peut la rapatrier ensuite dans le registre de la construction de son identité. (…) Alors le travail s’inscrit dans la dynamique de l’accomplissement de soi. » (Christophe Dejours, 2000, p. 41).
Ici avec les limites explicitées par Paulette : au fil des décennies, son travail et surtout le regard de ses étudiant/e/s lui ont permis d’évoluer de ce sentiment de ne rien valoir à ces restes : le côté un peu perfectionniste.

Mais le travail peut aussi détruire, et c’est à mon grand étonnement que je réalise, au travers des expériences vécues par Agnès et Aurélie, son rôle dans le désenfouissement des abus subis enfant. Rôle impensé à ce jour concernant les incesté/e/s, les ouvrages citant comme source de résurgence du trauma uniquement des événements ayant trait à la vie familiale et privée, comme le moment de donner naissance à un enfant, ou encore le moment où l’enfant atteint l’âge de sa mère lors des premiers abus qu’elle a subis[1].

Agnès avait cherché à travailler dans l’équitation, activité qui lui avait beaucoup apporté

« Agnès-Mais j’ai jamais connu avant tard. Donc, à travers l’activité scolaire. Et là malgré mes trouilles qu’il fallait monter sur un truc qu’était haaaannnn !

M-(rire)

A- C’était immense, je voyais ça comme une montagne, monter dessus, se faire trimballer, mon Dieu on peut diriger ça ? Mon Dieu j’ai, j’ai les capacités de prendre les choses en main, en charge ? [pendant ce temps-là, je continue de rire] De m’affirmer ? Pfou, c’était le Pérou ! (rire) C’était extraordinaire ! »

Elle exerce finalement en tant que secrétaire, dans plusieurs entreprises successives. Dans la dernière, elle prend des responsabilités syndicales, ce qui lui vaut des ennuis de la part de la direction : elle subira des pratiques de harcèlement, de mise à l’écart, et une tentative, à laquelle elle a brillamment fait tourner court, de supprimer son poste pour la licencier.
De plus, à cette époque, sont mises en place de nouvelles méthodes de gestion du personnel de l’entreprise, notamment via une formation en « psychologie »[2] durant cinq ans, dont voici un aperçu des résultantes

« Agnès-Et après, si tu veux, les gens se rendaient compte que, quand t’avais des blessures, tu pouvais pas forcément parler de tout, et tu pouvais être arrêtée dans certaines discussions et avoir des limites. Comme ça. Et les gens provoquaient des discussions sur tout et rien pour voir où tu en étais (…) pour savoir jusqu’où tu pouvais aller et savoir si t’avais des limites et si t’avais une limite forcément t’avais une souffrance et du coup t’étais euh reléguée au placard, on te regardait plus (…), on te regardait, « oh ben celle-là elle a des problèmes », etcaetera, t’étais cataloguée. [inaudible] (…) donc pas performant pas rentable, mais c’est marrant parce que les mêmes personnes qui se plaignaient ou qui se battaient pour avoir des augmentations de salaires et qui se battaient contre l’injustice, sont devenus des bourreaux, en dénigrant l’autre, en, si tu veux en, et en détectant, en allant rapporter à … n+1, bien souvent »

Un collègue apprécié d’Agnès se suicide, et de façon plus globale, ces méthodes provoquent beaucoup de souffrances chez les employé/e/s de cette entreprise.
Agnès fait partie des personnes plus particulièrement ciblées, et du fait qu’elle est divorcée depuis récemment, subit aussi du harcèlement sexuel. Suite à une série d’arrêts de travail longs, elle est aujourd’hui en train de perdre son emploi.

C’est en 2004 que, lors de son premier arrêt de travail, ses premiers souvenirs concernant son enfance remontent, sous forme de cauchemars qui la démolissent.
Elle m’explique qu’au travail, c’était pareil que dans sa famille puisque là aussi, « personne n’était à sa place ».
J’ajoute, après avoir décrit plus haut ce fonctionnement familial, que les ressemblances me semblent frappantes : contrôle (et autocontrôle réciproque) sur les relations entre les salarié/e/s, avec un système où tout est rapporté à la direction, qui se sert des informations ainsi obtenues sur la vie privée des employé/e/s pour les classer, les stigmatiser, les démolir. On se souvient du contrôle des relations par le père dans la famille d’Agnès, et de ses effets : l’isolement et le silence.
Cela peut d’ailleurs poser la question des similitudes entre les situations de harcèlement (moral et sexuel) rencontrées au travail, et celles de violences intra-familiales (dont les violences sexuelles), qui rencontrent le même type de difficultés à être prouvées et reconnues devant les tribunaux en France.

C’est dans un contexte différent, non pas induit par des méthodes de management pensées et préméditées à l’échelle d’une entreprise, mais par des relations interpersonnelles discriminatoires vis à vis d’Aurélie, que cette dernière se retrouve en arrêt maladie puis perd son emploi.

A cette époque (2002), elle avait divorcé et travaillait dans l’immobilier. Elle y réussissait bien, mais sa cheffe d’agence avait une « petite préférée », s’ensuivent diverses pratiques peu correctes envers Aurélie, et au bout d’un an, son envoi en stage … de débutant, alors qu’elle est expérimentée. Cette humiliation conduit Aurélie directement en arrêt maladie car elle en fait des chutes de tension importantes. Et lorsqu’elle reprend le travail, faisant une chute de tension à chaque fois qu’elle voit sa cheffe d’agence, elle finit par être contrainte à démissionner, n’arrivant plus, physiquement, à marcher jusqu’à son lieu de travail. Depuis, elle n’a pas retrouvé d’emploi stable.

En fait, cette cheffe d’agence, par son nom, ses manières, ses attitudes…et ses chiens, ressemblait à la mère d’Aurélie, me précise-t-elle. Elle lui ressemble peut-être également par le fait d’avoir une « petite préférée » et les pratiques discriminatoires associées envers Aurélie.

Finalement, le travail apparaît dans ces deux cas comme un lieu de rencontre avec des situations destructrices qui ressemblent à celles vécues jadis dans la famille. Rencontre qui conduit à la remémoration, douloureuse et coûteuse, de ce passé, et à devoir recourir à l’aide de psychothérapies. » (Perrin, 2008, pp 49-52).



[1]              Pour les incestés, il n’existe pas d’études équivalentes semble-t-il.
[2]              Entre guillemets, car il s’agit ici d’une utilisation perverse de la théorie psychologique concernée (ici l’analyse transactionnelle). Un peu comme si l’on utilisait une clef anglaise de 20 pour frapper quelqu’un, alors que l’usage normal des clefs anglaises est de servir à assembler des objets en serrant des boulons.

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Rappel pour les nouveaux/elles arrivant/e/s : les auditions pour les allocations recherche doctorale de Lyon 2 ont eu lieu début juillet 2010. Mais je n'ai pas été auditionnée. Pourtant, mon dossier était suffisamment excellent et innovant (thèse proposée : "l'inceste : entre impunité et luttes pour la reconnaissance", note obtenue au mémoire en master 1 : 18 et en master 2 : 18 aussi).

Cela, parce qu'il manquait un papier dans mon dossier : mon relevé de notes définitif, indisponible avant la date limite de rendu de ce dossier de candidature. Puis cerise sur le gâteau, mon directeur de thèse pressenti était professeur émérite, et l'on m'a alors affirmé que les professeur/e/s émérites ne peuvent absolument pas prendre sous leur direction de nouvelles thèses (les textes ministériels disent l'inverse).
Donc depuis, partant du principe que 10 minutes d'oral et d'échanges, plus une allocation recherche potentielle de perdue, le valent bien, j'ai publicisé ma recherche, par petits bouts, à ceux et celles qui ont ainsi fait le choix de refuser de l'auditionner.
Et j'ai peu à peu élargi la liste de mes destinataires, au cours de l'été, car quitte à faire, autant faire savoir largement pourquoi ma thèse ne pourra probablement pas se réaliser, et quel contenu se retrouve ainsi interdit d'existence, de facto, dans le champ de la recherche.

A moins qu'il y ait des solutions proposées par ceux/celles qui sont en position de le faire ?
Pour l'instant, les solutions proposées ont été :
- un courriel de désapprobation de mes moyens d'action par mon (ex ?) directeur de thèse pressenti, à son retour début septembre, me reprochant en outre mon manque de confiance (sic) en lui et ses collègues. Il a alors également préféré se solidariser avec son collègue le directeur de l'école doctorale.

-dans la foulée, l'entretien - enfin - obtenu avec le président de l'université Lyon 2, du 10 septembre dernier, n'a eu d'entretien que le nom, dans ce nouveau contexte. Auparavant, je l'avais contacté par mail dès le 14 juin, mais sans aucune réponse ...
-la censure, fin septembre, par le serveur de l’université Lyon 2, de mon adresse usuelle (sophieperrin.universite(at)yahoo.fr) ainsi que des adresses google que j’utilisais pour envoyer les présents courriels (j’en ai donc créé d’autres, pour passer outre ce barrage). Ceci rend impossible, depuis lors, tout envoi de ces adresses là de mails à destination d’adresses se terminant en @univ-lyon2.fr : le serveur me les renvoie avec la mention comme quoi ils ont été classés comme « spam » … qui a pris cette décision et suite à quelles délibérations collectives et pondérées ? Mystère.
Finalement, ce que cette histoire montre, c'est la capacité d'une institution à produire des situations caricaturales et d'une injustice insupportable, simplement parce que face à un/e étudiant/e, et qu'il/elle ait raison ou tort, la "coutume" semble être de faire corps avec les pairs, les collègues, qui n'étaient pourtant ici pas attaqué/e/s en tant que personnes. Est-il à ce point insupportable de reconnaître qu’un.e pair peut avoir fait une erreur ou commis une faute, et de les réparer ?
Aujourd'hui, je continue mon action, parce que je n'accepte toujours pas - et je n'accepterai jamais - la manière dont l'institution m'a traitée là jusqu'à maintenant.

Aujourd'hui, j'attends de l'institution et de ses représentant/e/s la reconnaissance du mal qui m'a été fait en son nom, et ma réintégration. C'est à dire la possibilité de faire mon doctorat dans ma discipline (l'anthropologie), et dans mon université (Lyon 2), avec un choix réciproque et réel de ma direction de thèse, le tout dans des conditions (matérielles et financières) reconnaissant la qualité de mon travail à sa valeur réelle.

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